Le mérou brun

Histoire d’un miraculé

S’il existe bien, dans notre voisinage, un animal témoin et emblématique de l’efficacité des mesures de protection des espèces et des espaces, c’est au mérou qu’il revient d’endosser le costume du premier rôle des miraculés. Car de sa reconquête de nos rivages, nous pouvons sans galéjade, comme la pratiquait avec brio  Escartefigue, Tartarin ou d’autres grandiloquents et glorieux chasseurs de Bartavelle, parler de miracle.

Comme tout un chacun qui a eu l’illustre privilège de grandir au bord de la mer, j’ai passé mon enfance avec un vieux masque mal fichu collé au front et un tuba dans le bec, évoluant la plupart du temps dans les eaux limpides des Calanques.

Mérou brun, Gery Parent / CC BY-SA 3.0

Déjà épris des beautés submergées de ce monde comme de celles mieux connues de nos collines, j’ai été à la bonne école en passant des heures à l’agachon, non tant pour remplir mon girellier, que  pour le plaisir fugace et égoïste de croiser furtifs dorades, bécasses et renards. Or sur deux décennies à chausser les palmes, je n’eu jamais la chance de rencontrer notre vedette. Il faut bien dire que dans les années 80, cet incroyable poisson devenu mythique avait complètement disparu de nos eaux, décimé par 50 ans de chasse sous-marine intensive. Précisons que la bête avait tout pour paraître au premier rang du tableau d’honneur des espèces en danger, un mets de choix pour tout chasseur confirmé : territoriale pour ne pas dire casanière une fois adulte, de taille plus qu’imposante, son grand malheur résidant dans sa curiosité fort connue des Nemrods en livrée de caoutchouc. Une rencontre ayant marqué ma vie de jeune naturaliste en herbe fut celle, un matin de mistral à décorner les bœufs dans la Calanque de Sormiou. En patrouille pour le balbutiant GIP des Calanques, je me vois alpagué par un plaisancier qui semble être du cru et promptement invité à boire un café à bord de son fier et chaleureux yacht. Le marin en question était Albert Falco et il devint rapidement un rituel pour nous quand nous passions à Sormiou de venir faire escale à son bord et de nous délecter des fabuleuses anecdotes que nous narrait, sans vanité ni économie d’effets dramaturgiques, ce pionnier de la plongée subaquatique. Pour en revenir à  notre poisson, le Capitaine à travers le récit de l’invention de la chasse sous marine, nous contait son enfance dans les Calanques, ses premières observations avec un seau à fond de verre, l’essai des premiers masques, les plongées emmitouflées dans des pulls de laines esquichés dans de vieilles chambres à air recyclées… en évoquant avec nostalgie cette époque d’avant la chasse comme celle, bénie, d’un âge d’or lorsqu’une faune dense et variée foisonnait juste sous la surface, à une encablure de la plage et parmi elle, notre singulier mérou. Avec l’apparition des «lunettes Fernez» suivie  de celle du masque  mono-verre de Fréderic Dumas en  1936, le développement de la foëne puis celle de l’arbalète Tarzan en 1947 par Beuchat, la pratique de la chasse s’est vue très vite démocratisée dans cette naissante société du sport et du loisir issue du front populaire et Marseille, toujours résolument tournée vers la mer depuis Gyptis et le roi Nan, eu une part immense dans la construction des mythes fondateurs de la plongée.

Le grand choc et la prise de conscience tels que nous les rapportât ce grand explorateur furent ceux des concours et des tableaux de chasse dignes de Giuseppe Arcimboldo ou de Gargantua. Ce fut de retour d’expédition à la fin des années 40 pour une immersion dans les eaux  du  Sormiou de son enfance, lorsqu’il retrouva avec stupeur une calanque sans vie, qu’il mesura l’ampleur du drame qui venait de se jouer. Adieu dentis, corbs et mérous, premières victimes de cet engouement spectaculaire pour la chasse sous-marine, dans une mer que l’on considérait vivier intarissable. Il n’aura suffit  par endroit, que d’une décennie de prédation massive…

Il est fort heureusement resté un asile où ces magnifiques poissons ont pu continuer de survivre, ne consistant qu’en une petite poche de résistance que n’aurait pas renié le regretté Uderzo. Le Parc national de Port-Cros créé en 1963 fut longtemps le seul havre pour notre fragile mérou. Jusqu’à l’inespéré premier moratoire interdisant sa pêche en 1993. Son retour sur nos côtes depuis les années 2000 ne pourrait toutefois s’expliquer que par cette seule interdiction. Il réside d’après les spécialistes dans la conjugaison de 3 facteurs essentiels : l’arrivée progressive de jeunes mérous voyageurs venant du sud de la Méditerranée et le développement d’une population à Port-Cros, le réchauffement des eaux et les effets des moratoires successifs.  Autant dire que le facteur chance fût capital et que jojo ne dût son salut qu’à un prodige. Aujourd’hui les populations de mérous semblent encore en progression et ils se rencontrent facilement sur nos fonds rocheux, jusqu’à faible profondeur. Dans certains secteurs le comportement craintif des spécimens semble démontrer la persistance de braconnage, la densité d’individus y étant par ailleurs moindre.  Ce super prédateur représente une espèce témoin, indicatrice d’un bon état de santé du milieu côtier. Si elle est présente en relative abondance, c’est qu’elle démontre que le milieu naturel est en capacité de pouvoir l’accueillir et que les ressources y sont importantes. Une étude menée en 2007 par le Parc national de Port-Cros valide que le mérou est 1000 fois plus «rentable» vivant que mort, « un mérou pêché de 15 kilos valant 150 € alors qu’un mérou vivant dans son milieu observé par cinq cents plongeurs par an à 15 € par plongée vaudrait 7 500 €, soit 150000 € sur vingt ans » (1). Les effets des Zones de non prélèvement et la multiplication de la biodiversité s’y produisant représentent aussi chez nous une chance supplémentaire pour le maintien des populations de mérous. Force est de constater qu’avec le nombre actuel de chasseurs sous-marins avertis, la fin du moratoire nous verrait revenir inéluctablement à un déclin brutal et une disparition à très court terme de l’espèce hors des réserves. Ce symbole de la protection de la Méditerranée, signe de la maturité et de la complexité d’un écosystème, reste tributaire d’une interdiction qui souhaitons le, soit gravée dans le marbre par le législateur. D’ici là notre mérou, colosse aux pieds d’argile, pourra toujours s’épanouir dans la vaste et prolifique réserve de l’archipel de Riou, trésor du PNC, laquelle porte le nom du bienfaiteur ayant longtemps milité et œuvré pour sa création, un certain Albert Falco…

Le mérou est une espèce hermaphrodite protogyne. Il est doté d’une glande hermaphrodite capable de produire de gamètes femelles (entre 5 ans et 12 ans) puis mâles (après 12 ans). Une stratégie qui permet à l’espèce d’avoir au sein d’une population sédentaire plus de femelles reproductrices que de mâles, on parle alors de sex-ratio favorable. Il faut en effet un harem de 10 femelles pour parvenir à stimuler un mâle. Or si les mâles disparaissent tous du fait de la prédation exercée sur les plus gros individus, la fécondation devient très vite compromise…

G.P

Pour aller plus loin / Références:

(1)http://www.gemlemerou.org/cms/images/stories/GEM/Bibliographie/2007_Briquet_Laugier_et_al.pdf

http://www.gemlemerou.org/cms/images/stories/GEM/Bibliographie/2013_Prato_et_al_High_level_predator-review.pdf

https://doris.ffessm.fr/Especes/Epinephelus-marginatus-Merou-brun-474/